10 janvier 2015

Analyses Sectorielles

Le 6 janvier 2015, l'Autorité de la concurrence exprime son souci quant à l'effectivité de l'indépendance du gestionnaire du réseau de transport ferroviaire, désormais intégré dans l'opérateur public en concurrence

par Marie-Anne Frison-Roche

Dès l'instant que la régulation suppose l'indépendance de l'opérateur qui gère l'infrastructure essentielle, les conditions ex ante de cette indépendance doivent être réunies.

L'Europe n'exige pas une autonomie juridique du gestionnaire de l'infrastructure essentielle, sans doute exiger une telle autonomie, ce serait à la fois trop demander au Politique, qui peut vouloir des organisations plus intégrées dès l'instant que s'y mêlent des politiques publiques et qu'y sont employés des fonds publics. Mais cela serait aussi trop peu demander au Politique car peu importe l'autonomie juridique, l'essentiel est l'autonomie réelle, laquelle est sous la garde du Régulateur.

En France, l'Autorité de Régulation est l'Autorité de Régulation des Activités Ferroviaires.

La loi portant réforme ferroviaire du 4 août 2014 a procédé à l'intégration de la société qui gère le réseau de transport ferroviaire, dont la nouvelle dénomination est SNCF Réseau, dans un Groupe public, dans lequel figure aussi la SNCF, opérateur public de transport de fret et de personne, en compétition avec de nouveaux entrants, dans un secteur nouvellement ouvert à la concurrence.

L'Autorité de la concurrence dans son avis du 4 octobre 2013 avait exprimé ses réticences à l'égard du projet de loi, devant l'emprise qu'une telle organisation sociétaire offre à l'opérateur public, au détriment de de ses concurrents et de l'ouverture du secteur ferroviaire à la concurrence.

Le ton critique s'accroît avec l'Avis du 6 janvier 2015 relatif à des projets de décrets pris pour l'application de la loi portant réforme ferroviaire.

L'Autorité de la concurrence constitue son avis comme une véritable dissertation sur ce que doit être la régulation du secteur ferroviaire à travers la "gouvernance" du gestionnaire de réseau. En effet, la première partie de l'avis porte sur "la gestion indépendante des infrastructures ferroviaires" tandis que la deuxième porte sur l'intégration de SNCF Réseau dans le groupe public. La troisième partie de l'Avis en tire les conclusions pour mesurer si l'on peut considérer que le régulateur, c'est-à-dire l'ARAF, aura les moyens de garantir cette indépendance par la gouvernance.

Cet avis, dans sa construction même, montre la dialectique entre la régulation et la gouvernance (I), ce qui est un constat et insiste sur le rôle du régulateur dans l'effectivité de la gouvernance (II), ce qui est davantage une question.

I. LA DIALECTIQUE ENTRE LA RÉGULATION ET LA GOUVERNANCE

Il convient d'expliciter d'une façon générale comment fonctionne cette dialectique entre Régulation et Gouvernance, lorsqu'un opérateur crucial est en cause (A), avant de la retrouver dans l'avis du 6 janvier à propos de SNCF Réseau (B).

 

A. La dialectique entre Régulation et Gouvernance en présence d'un opérateur crucial

Il est classique et justifié d'insister sur la différence entre la régulation d'un secteur et la gouvernance!footnote-9 des opérateurs qui opèrent sur celui-ci.

Mais il peut arriver que le bon fonctionnement d'un secteur dépende de la bonne gouvernance des opérateurs. Il peut s'agir de la bonne gouvernance de tous les opérateurs, ou de certains. Ainsi, le seul fait qu'un secteur soit régulé ne justifie pas que la gouvernance de tous les opérateurs y ayant des activités soit surveillée, et encore moins que la supervision de cette gouvernance soit confiée au régulateur du secteur.

Régulation et Gouvernance fonctionnent pourtant en dialectique lorsque le fonctionnement interne d'un opérateur a un impact déterminant sur le secteur. C'est le cas lorsque l'opérateur est "crucial"!footnote-10

Or, le gestionnaire d'un réseau de transport, lequel constitue l'infrastructure essentielle du secteur, est un "opérateur crucial". Il est donc logique que le régulateur du secteur, parce que la bonne régulation de celui-ci suppose notamment l'indépendance de celui-ci, se souci directement de qui contrôle cet opérateur crucial. En effet, s'il s'avère que le gestionnaire du réseau de transport est contrôlé par un des opérateurs, alors même que celui-ci est en concurrence avec d'autres, la régulation du secteur est affectée.

Il faut donc que le droit des sociétés permette l'indépendance du gestionnaire du réseau de transport. A première vue, le statut de filiale de SNCF Réseau présente une difficulté.

 

B. Le cas d'école "SNCF Réseau"

D'une façon générale, la "gouvernance" et "l'indépendance" relèvent avant tout de la problématique des conflits d'intérêts. Les conflits d'intérêts sont soit évités, soit gérés. En ex ante, les conflits d'intérêts sont évités, par le fait par exemple qu'une même personne n'assure deux fonctions ou en conférant à une structure une autonomie juridique, comptable et capitalistique par rapport aux opérateurs. En ex post, les conflits d'intérêts sont "gérés", par de la déontologie, de l'éthique, des contrôles, de la supervision, de la reddition des comportements et des comptes.

Concernant la nouvelle organisation sociétaire résultant de la loi du 4 août 2014 portant réforme ferroviaire, l'Autorité de la concurrence a exprimé son scepticisme de principe dans son avis du 4 octobre 2013.

En effet, l'organisation sociétaire est basée sur la mise en place d'Établissements Publics Industriels et Commerciaux (EPIC), dont l'ensemble constitue le "Groupe Public Ferroviaire". La SNCF constitue l'EPIC dit "de tête", qui exerce son pouvoir sur les EPIC qui composent le groupe, notamment la SNCF en tant qu'opérateur dans diverses activités (EPIC SNCF Mobilités) et la SNCF en tant que gestionnaire de réseau.

Un des décrets à propos duquel l'avis de l'Autorité est demandé par le Gouvernement vise plus particulièrement à garantir l'indépendance de l'EPIC SNCF Réseau.

Mais l'Autorité en profite pour faire un bilan des recommandations qu'elle avait faites à propos de la loi, félicite le Gouvernement lorsqu'il les a suivies, regrette lorsque le projet de loi n'a pas été amendé selon les voeux de l'Autorité et reprend l'ensemble de la démonstration au stade des décrets d'application.

Est-ce vraiment l'objet des avis sollicités ? Les avis de l'Autorité ne sont pas des avis conformes et le Parlement n'étant pas le Gouvernement, il demeure libre de dessiner comme il veut les opérateurs publics, tant que cela ne heurte pas le droit de l'Union européenne, dont la primauté est garantie par la hiérarchie des normes. Mais c'est à dessein que l'Autorité reprend, à propos des décrets, les principes et la structure de l'avis rendus pour la loi : l'Autorité entend non rendre un avis, mais donner une leçon.

Position de pédagogue ou position de maître ?

Puisque le Parlement n'a pas voulu préserver l'indépendance par l'ex ante, le Groupe Public Ferroviaire étant une forme d'intégration verticale, l'Autorité va proposer de multiples techniques ex post. Tout d'abord, celle consistant à priver l'opérateur de son pouvoir juridique le plus naturel et fort : le droit de vote.

Il est vrai que les décrets prévoient une présence de personnes désignées par l'EPIC de tête (SNCF) dans le conseil d'administration de SNCF Réseau, alors même que c'est celle-ci qui répartit les capacités et tarifie les accès au réseau. L'Autorité estime qu'il y a là conflit d'intérêts. L'Autorité voudrait donc que les administrateurs venant de l'EPIC de tête, dans lesquels figurent le Président du gestionnaire du réseau se déportent lorsque ces fonctions essentiels sont exercées et qu'une disposition décrétale le prévoit. En second lieu, l'Autorité se soucie de la façon dont les informations sensibles vont être efficacement conservées pour ne pas troubler l'égalité concurrentielle entre les opérateurs.

Puis, comme il convient en matière de gestion des conflits d'intérêts, l'Autorité de concurrence accorde de l'importance à la "Commission de déontologie du système ferroviaire" et voudrait qu'elle ait un rôle plus important, soit saisie à propos de plus de dirigeants de SNCF Réseau, de même qu'elle regrette l'accueil par le projet de décret de la notion d'"avis favorable implicite", ouvrant trop de marge au pouvoir discrétionnaire de la Commission, voire à des connivences.

A la suite, l'Autorité fait une série de reproches sur le fait que le droit français n'a toujours pas donné une autonomie suffisante à la gestion des gares et n'assurent pas suffisamment l'impartialité de l'accès aux gares, l'Autorité ne pouvant sans doute qu'attendre une évolution plus contraignante du droit européen. L'Autorité ne peut en tout cas que constater l'insuffisance du "Code de déontologie" appliquée en matière de "gares & connexion", y préférant des mesures plus contraignantes. Il est sûr que le soft law a ses limites.

Mais il était prévisible que les critiques de l'Autorité se concentrent sur la structure même du Groupe Public Ferroviaire, mais encore sur le fait que le Parlement n'ait pas voulu suivre en tous points son avis. En effet, l'Autorité de la concurrence avait considéré que la SNCF, en tant qu'EPIC de tête ne devait avoir que le pouvoir de fixer une stratégie d'ensemble pour le Groupe Public sans avoir aucun rôle "externe", c'est-à-dire ayant un effet sur les opérateurs du secteur, qui sont ses propres concurrents.

Cela est tout à fait cohérent et l'on comprend très bien cet avis. Mais cela n'est qu'un avis. Face au Parlement, dans une conception plus proche de l'ordo-libéralisme par exemple, celui-ci peut décider de modifier sur certains points le projet de loi tout en ne suivant pas entièrement l'avis, ce qu'il a fait. Or, de cela, l'Autorité a été mécontente et l'avis du 6 janvier 2014 est empli de son insatisfaction.

Mais le "conseilleur" de l'auteur d'un projet de loi n'est pas le juge politique du Parlement national. Ce n'est pas à travers de simples décrets d'application que le Gouvernement pourrait remettre en cause le rôle fondamentale de l'EPIC de tête, rôle non seulement interne mais externe. Dès lors, c'est bien au Parlement que l'Autorité de la concurrence donne une "leçon". Est-ce la bonne distribution des rôles ?

L'Autorité estime que cet EPIC de tête devrait n'avoir aucun moyen et trouve que son rôle est trop général et trop flou. Il est certain que s'il avait dû n'avoir qu'un rôle de pilotage interne, une structure restreinte de holding aurait suffi. Mais s'il s'agit d'exprimer une politique publique, une économie industrielle, des choix à long terme, ce que le Législateur semble avoir fait en "résistant" à l'avis du 4 octobre 2013 et en donnant des missions "externes" à l'EPIC de tête, cela devient plus cohérent et mérite moins la critique.

L'Autorité insiste sur l'opportunité de lister ce qui, dans le Groupe Public, est mutualisé au niveau de l'EPIC de tête, non pas par une liste ouverte, mais par une liste fermée. C'est une question très importante de méthode de rédaction. En effet, si - comme cela est le cas dans l'état du projet de décret - la liste demeure ouverte, le système aura l'avantage d'être souple et évolutif mais, comme le souligne à juste titre l'Autorité, pourront s'y glisser hors du regard, des tâches de fait déterminantes au détriment des concurrents et de l'ouverture à la concurrence. Dans ce cas, seul le pur ex post, c'est-à-dire le contentieux et le règlement au cas par cas, avec la lourdeur probatoire, la lenteur et le coût inhérent aux procès, apportera le correctif. Mais le système aura l'avantage de n'être pas figé. Pour l'instant, le choix politique demeure celui de la régulation (politique industrielle et politique des transports) plutôt que celui de la concurrence (sécurité d'un accès transparent et non-discriminatoire au réseau et aux gares).

La solution alors proposée par l'Autorité est intéressante et on la trouve déjà beaucoup en régulation financière : c'est celle du tiers de confiance. Pour l'Autorité de la concurrence, cela doit être le régulateur lui-même, ici l'ARAF, à laquelle doit être conféré un pouvoir d'avis conforme en la matière. Cela paraît effectivement une bonne idée, montrant que le régulateur doit entrer dans les relations infra-groupe.

 

II. LE RÔLE DU RÉGULATEUR DANS L'EFFECTIVITÉ DE LA GOUVERNANCE

L'Autorité de la concurrence aime les dissertations et explique au Régulateur ce qu'il doit être. Ainsi, elle trouve qu'un pouvoir réglementaire supplétif irait bien à son teint et que le législateur serait bien inspiré si lui était conféré, grâce à la proposition qu'en fait l'Autorité de la concurrence, le pouvoir de contrôler la gestion des informations confidentielles relatives au réseau. Plus encore, selon l'Autorité de la concurrence, si le Régulateur était un peu plus malin, puisqu'il ne semble pas y avoir pensé lui-même, l'Autorité ayant la bénévolence d'y penser pour lui, le Régulateur serait bien inspiré de créer un observatoire en la matière.

L'Autorité de la concurrence a certainement pour modèle la Commission européenne, dont l'un des pouvoirs est de s'instituer pivot des régulateurs sectoriels pour les aider à travailler ensemble et à élaborer leur doctrine. C'est sans doute pour cela que l'Autorité lui donne l'exemple des autres régulateurs sectoriels.

Mais l'Autorité va beaucoup plus loin. Constater que l'EPIC de tête va donc exécuter de très nombreuses tâches mutualisées à la demande et au bénéfice des autres EPIC du Groupe Public Ferroviaire, et ce par contrat, l'Autorité estime qu'il faut que l'ARAF soit en charge "d'encadrer les missions transversales et les fonctions mutualisées de la SNCF".

L'Autorité reconnaît tout de même qu'une telle dévolution ne peut se faire qu'au niveau législatif et qu'elle ne parle que dans la perspective de l'Ordonnance à venir. Mais elle en parle en détails et fermement. Ainsi, elle affirme que "la nécessité d'un régime de régulation tarifaire et de transparence ne fait pas de doute".

Mais ces conventions à l'intérieur d'un groupe relèvent-elle d'une "régulation tarifaire" ? Si l'Autorité de la concurrence peut craindre un transfert des coûts vers les prix d'accès aux réseaux, cela ne relève-t-il pas du pouvoir ex post de règlement des différents, conféré au Régulateur ?

L'Autorité recommande d'accorder un tel pouvoir au Régulateur à l'occasion de l'Ordonnance à venir. Pourquoi pas ? Mais la liberté des conventions, puisqu'il ne s'agit pas d'un pouvoir de régulation pour lequel le contrat n'est qu'une concrétisation d'un droit subjectif d'accès, doit être préservée et un pouvoir ex post serait sans doute suffisant.

En tout cas, sans que jamais l'Autorité de la concurrence ne le formule ainsi, celle-ci désire que le Régulateur sectoriel devienne le Superviseur du Groupe Public. Cela peut se justifier, mais seule la loi peut opérer une telle jonction entre la Régulation et la Supervision.

Ainsi, lorsque l'Autorité demande à ce que les comptes rendus des organes décisionnels et des conseils d'administrations des trois EPIC du Groupe Public soient transmis au Régulateur, cela transforme celui-ci en Autorité de Supervision.

 

Ainsi et en conclusion, l'on peut mesurer qu'au-delà des spécificités sectorielles, car le secteur du rail paraît bien éloigné du secteur bancaire ..., la Régulation et la Supervision ne cessent de se rapprocher.

 

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1

Il convient en effet de partir de cette summa division, si l'on veut par la suite montrer les rapprochements qui sont en train de s'opérer entre les deux. Le secteur où cela est le plus net est le secteur bancaire. Voir Frison-Roche, M.-A., Concevoir une régulation prudentielle, 2014.

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