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Dans le cycle de conférences sur le thème de l' Europe de la Compliance organisé par le Journal of Regulation & Compliance (JoRC), auquel s'associent l'École d'affaires publiques de Sciences po, le Département d'économie de Sciences po, l'École doctorale de droit privé de l'Université Panthéon-Assas (Paris 2) et l'École de droit de l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris I), lors de la conférence du 6 septembre, Monique Canto-Sperber a fait la présentation générale du thème Les vertus de la Compliance.
Comme les nombreuses personnalités qui y ont pris la parole et la prendront dans les prochaines conférences, l'on a vocation à retrouver sa contribution dans l'ouvrage qui sera publié dans la Série Régulations & Compliance sous la direction de Marie-Anne Frison-Roche aux Éditions Dalloz.
Par cette présentation des Vertus de la Compliance, Monique Canto-Sperber a notamment permis une meilleure compréhension de la conférence faite par Pierre Sellal, quant à elle davantage consacrée à la perspective européenne, tandis que Didier Martin dans sa discussion a ainsi pu revenir également dans cette perspective philosophique et morale, perspective dont les techniques de Compliance ne doivent jamais s'abstraire et que les entreprises privées intégrent.
Lire ci-dessous une présentation détaillée et commentée de l'intervention de Monique Canto-Sperber.
Dans cette conférence-débat ayant trait aux "vertus de la Compliance"
L'oratrice expose que la "vertu" joue un rôle majeur dans la tradition philosophico-morale de l'Occident et se distingue de la contrainte, s'éloignant en cela de la notion de Droit en ce que celui-ci s'exprime par une contrainte extérieure à la personne, une norme contraignante dont la Loi est l'exemple. La vertu a pourtant un effet comparable au Droit en ce qu'elle suppose une capacité à régler un comportement, ici se comporter de manière morale. C'est donc bien la même idée de conformité active à une norme. Mais la différence tient en ce que la contrainte morale renvoie à un "principe intérieur" qui amène la personne à agir moralement, à se conformer à la norme. L'effet est donc le même, à savoir un comportement conforme à la norme, mais s'en distingue dans sa source, puisque le comportement vertueux trouve son principe à l'intérieur de la personne. En raison à la fois de ce point de contact et de cette différence, dans tous les systèmes moraux l'on cherche à associer Loi et Vertu comme principes de l'action morale.
Puisque c'est la source qui diffère, le principe de vertu va plutôt s'exprimer dans des termes parfois identiques à des codes ou à des lois mais va davantage "engager" la personne. Cette notion de "responsabilité personnelle" et l'engagement que cela suppose au départ est essentielle. Elle se concrétise par des pratiques d'engagement.
Monique Canto-Sperber a donc construit cette introduction du thème des Vertus de la Compliance sur un rappel de ce que signifie la "vertu" dans l'histoire de la philosophie pour mieux pouvoir dans un second temps confronter cette définition élaborée avec ce qui paraît aujourd'hui être les nouveaux modes de "Compliance" développés notamment dans et à l'égard des grandes entreprises et agents économiques.
I. RAPPEL HISTORIQUE ÉLABORÉ PAR MONIQUE CANTO-SPERBER DES CONCEPTIONS SUCCESSIVES DE LA VERTU EN PHILOSOPHIE
Monique Canto-Sperber reprend ces idées fondamentales (que l'on retrouve effectivement dans les techniques actuelles de Compliance, notamment dans les programmes spontanés ou imposés de conformité) à travers l'histoire de la philosophie.
La notion de vertu a été centrale dans la philosophie grecque, romaine et médiévale (Platon, Aristote et Saint-Thomas), puis elle s'est progressivement éclipsée.
Pour Platon, elle renvoie à une sorte de qualité morale. Il s'agit d'un état objectif général que l'on retrouve chez chacun, qui désigne l’ordre des parties de l’âme (partie rationnelle, partie passionnelle et partie émotionnelle). Lorsque ces 3 parties sont en parfaite harmonie, la personne est vertueuse, Platon considère que cela fonctionne de la même façon pour l'individu et pour la société.
Aristote en a une conception différente, conception que l'on retrouve dans tous les systèmes modernes. En effet il conçoit la vertu non plus comme un état objectif mais comme une "disposition intérieure" et estime que pour agir vertueusement il faut avoir en soi une disposition vertueuse.
Il demeure que cette disposition vertueuse se compose de trois éléments :
1- l’éducation intellectuelle (capacité de comprendre),
2- capacité motivationnelle (agir comme on doit agir),
3- capacité à ressentir les émotions qui conviennent (avoir les bonnes raisons et les bonnes émotions pour agir de manière vertueuse).
La vertu se définit alors en une sorte d’articulation entre ces 3 caractéristiques.
Dans ces conditions, l'on s'éloigne de la seule conformité à la règle et on arrive à une formulation plus exigeante et plus complexe que la demande d'un comportement conforme, puisque la racine de la qualité morale du comportement n'est pas la seule conformité mais bien l'alignement entre le comportement conforme et la disposition intérieure qui est à la source de ce comportement conforme. L'on peut en effet se conformer à la règle et n'être pourtant pas vertueux, ce qui convient au Droit mais ne convient pas à la vertu.
Par la suite, Machiavel va remettre en cause cette notion de vertu, attachée à toute personne dont le comportement est vertueux. En effet, à partir de Machiavel et durant tout le 16ème et 17ème siècle la vertu n’est plus seulement la qualité de l’homme vertueux. Elle devient la vertu d’un individu exceptionnel (par ex. Le prince, pour Machiavel). Cela va entraîner la concentration de la notion de vertu sur quelques individus qui définissent eux-mêmes la vertu, d'une façon qui leur est propre, morale subjectivement définie, sans plus avoir à se référer aux codes moraux existants.
Kant substitue à cela une autre conception, à la conformité à la loi morale universalisable, ce caractère moral étant défini par rapport à la capacité à universaliser la norme en cause. Le 18ème siècle va considérer que la modernité de la définition tient dans ce modèle abstrait de définition. Par rapport à cela, le juste rapport de la personne à une situation particulière et concrète que constituait la vertu au Moyen-Âge passe au second plan et disparaît de toute élaboration philosophique à cette époque.
II. CONFRONTATION PAR MONIQUE CANTO-SPERBER DES ÉLABORATIONS PHILOSOPHIQUES AVEC LA NOTION ACTUELLE DE "COMPLIANCE"
Monique Canto-Sperber souligne qu'aujourd'hui l'on ne se contente effectivement plus d'une conformité formelle à la règle. Elle insiste sur le fait qu'interfèrent dans le système normatif des exigences qui relèvent davantage de la morale humaine, renvoyant à des questions comme : "comment vais-je pouvoir le faire?" ou "comment vais-je pouvoir le justifier?", ce qui renvoie à la richesse des émotions dans le système des règles.
Cela crée des difficultés et des tensions avec la nécessité et la possibilité même de définir des lois des valeurs de sorte que chacun s’y conforme.
Ces deux aspects de la régulation du comportement se retrouvent semble-t-il dans la notion de "Compliance".
On retrouve pourtant la conception grecque et romaine à travers ce qui serait une "obligation de se mettre en conformité intérieure". C'est par un tel retour que l'on pourrait réconcilier ces deux aspects.
Cette conception actuelle de la régulation des comportements économiques par la "Compliance" fait pleinement partie de l’obligation morale au sens où Aristote l'entendait. En effet, selon lui, l’homme vertueux est celui qui voit la situation d'une façon juste, sait faire un jugement moral en situation, qui est disposé à le faire de manière correcte et qui va donc agir d'une façon morale dans cette situation donnée.
Si les systèmes de "Compliance" reprennent cette conception aristotélicienne, alors il convient de reprendre également les prescriptions d'Aristote. Cela signifie en effet que les personnes astreintes doivent non seulement avoir pensé et réfléchi aux comportements qu'elles doivent avoir à l'avenir mais encore elles doivent avoir travaillé et pratiqué pour avoir ce bon comportement. Il faut "pratiquer". Plus encore et pour suivre Aristote, il faut avoir accompli beaucoup d’actes vertueux pour être à même de continuer à agir de manière vertueuse.Il faut une pratique continuelle. Il faut avant tout donner l'exemple.
Dans cette conception, la "Compliance" est alors avant tout affaire d'éducation. Pour suivre Aristote, la meilleure éducation morale est alors celle de l’exemple. La personne doit écouter les histoires de ceux qui se sont comportés d'une façon morale, de façon à créer dans un groupe les conditions d’une juste action.
Il y a un devoir moral de s'éduquer pour bien agir et avoir le comportement moralement adéquat à l'avenir. Cela correspond aux règles de "Compliance".
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Dans cette intervention remarquable, on trouve en écho deux éléments particulièrement saillants dans les techniques du Droit de la Compliance :
- La Compliance est affaire d'éducation, de culture, d'appropriation par ceux qui en sont l'objet (salariés, managers, parties prenantes), elle doit faire l'objet d'une acculturation et ne peut rester extérieure, sauf à être un échec. Elle se réfère bien à une sorte de "disposition intérieure" et sans doute doit-on prendre la notion de "groupe" au sens littéral du terme lorsqu'il s'agit d'appréhender l'opérateur économique soumis à la Compliance. C'est bien l'entreprise comme "groupe" qui fait en sorte que naisse une "culture de la Compliance", par l'exemple et des comportements répétés et publics.
- La Compliance est construite sur des points de contact entre des principes généraux et la résolution de multiples cas particuliers.
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Merci à Alexandre Kölher d'avoir pris des notes à partir desquelles ce article de compte-rendu a été rédigé.
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