19 août 2019

Sur le vif

Par sa recommandation du 30 juillet 2019 sur les programmes de Compliance concernant l'exportation des "biens à double usage", la Commission européenne compense l'effet négatif d'un Droit de la Compliance à la fois extraterritorial et pourtant non global

par Marie-Anne Frison-Roche

Lorsque les systèmes juridiques s'agressent, se durcissent et que, faute d'ordre juridique mondial, il n'existe pas le tranchant du juridictionnel pour résoudre efficacement le conflit, c'est alors le "droit souple" qui permet de sortir de l'impasse. 

Ainsi la technique juridique des embargos est un mauvais usage du Droit de la Compliance en ce qu'elle permet à un pouvoir politique local d'utiliser la force de son système juridique pour satisfaire un but d'intérêt local, à savoir bloquer son ennemi particulier en lui donnant un effet global, touchant ainsi des sujets de droit qui n'ont pourtant pas de rattachement avec son Droit et son intérêt particulier!footnote-127

A cet usage illégitime de la force du Droit de la Compliance, particulièrement net en matière d'embargo, le Droit international classique ne peut que répondre!footnote-128

Lorsque le Droit classique manque de voie, le Droit que l'on dit "souple" prend le relais. 

C'est ainsi que la Commission Européenne a adopté le 30 juillet 2019 une Recommandation relative aux programmes de conformité aux fins de contrôles des échanges de biens à double usage 

On y mesure comment le Droit de la Compliance peut pallier les faiblesses du Droit international public. 

En effet, les "biens à double usage" sont ceux qui peuvent être utilisés aussi bien à des fins civiles que militairers. Ils sont donc particulièrement concernés lorsqu'ils y a des embargos décrétés. Tout à la fois l'Europe est légitime à refuser, par exemple concernant l'Iran, que les Etats-Unis aient en 2018 unilatéralement par la voix de leur Président détruit l'action concertée (JCPOA) mais il demeure que la fourniture de biens pouvant par nature se préter à un usage militairer, notamment le nucléaire appeler un contrôle. 

C'est en cela que le Droit de la Compliance, en internalisant dans les sociétés productrices, intermédiaires et fournisseurs de ces biens, dont l'usage possible requiert une régulation,  est la solution. En s'appuyant sur le Réglement de 2009, une discipline à portée globale peut ainsi être obtenue, alors même que les institutions internationales publiques ont été attaquées par le Président des Etats-Unis.

Cette recommandation de 2019, constitue une internalisation plus forte par rapport à ce qu'il est convenu d'appeler "l'Arrangement de Wassenaar" de 2011 qui avait déjà précisé la façon dont le Réglement communautaire de 2009 régit l'exportation par des entités de biens, logiciels ou technologies à double usage pour qu'ils ne conduisent pas à favoriser ou accroitre la masse des armes de destruction massive.  

Il s'agit bien d'une technique de Compliance, puisque la Commission européenne garde pour l'Union l'apanage de fixer le but, ici la préservation des êtres humains d'une perspective de massacre, tandis qu'elle en laisse expressément la "responsabilité" aux opérateurs eux-mêmes, dont elle dénie par ailleurs pas l'utilité en tant qu'ils sont producteurs et fournisseurs de ces biens. 

Plus encore, la Commission européenne insiste sur le fait que l'utilisation de l'entreprise pour permettre à l'Europe de lutter contre le développement à l'étranger des armes de destruction massive peut se développer sur des instruments déjà présents dans les entreprises, comme des codes de conduite déjà élaboré et une "culture de conformité" déjà répandue au sein du groupe!footnote-129, y compris auprès de personne n'étant pas directement en charge de l'exportement des biens et produits à double usage. 

Mais, et là encore l'on retrouve un raisonnement propre au Droit de la Compliance, c'est au regard du "l'usage final" de ces biens, logiciels et technologies que la fourniture doit cesser, et de cette exigence posée par l'Autorité publique c'est l'entreprise qui en est responsable.  Celle-ci doit par un "programme de conformité" adéquat et efficace, déjà présent et à infléchir ou à compléter ou bien à construire à cette fin, connaître cet "usage final", c'est-à-dire savoir par avance la finalité de l'opération économique, pour appliquer dès l'origine la finalité protectrice du dispositif.

Ce raisonnement qui repose sur la confrontation des deux finalités, celle poursuivie par le texte et celle poursuivie par l'acte examiné (ici la transaction internationale) se retrouve pareillement dans tout le Droit de la Compliance concernant les données qui tout à la fois circulent librement et pourtant ne peuvent être utilisées dans un but contraire à la protection d'une personne concernées par celles-ci. 

De la même façon, ces recommandations spécifiques à l'exportations des biens, logiciels et technologies à double usage insistent sur la nécessité d'une formation profonde et continue à tous les salariés de toutes les règles applicables, ainsi que sur l'importance d'un suivi critique  et analytique de toutes les transactions, y compris et par exemple de tous les détournements dont elles pourraient faire l'objet. On retrouve sur un objet particulier ce qui est demandé dans toutes les organisations de Compliance. 

On retrouve dans ces recommandations comme un reflet du Droit général de la Compliance (que l'on retrouve également dans la loi dite "Sapin 2") dans le paragraphe suivant :

Veillez à ce que les salariés se sentent en confiance et rassurés lorsqu'ils soulèvent des questions ou notifient de bonne foi leurs inquiétudes relatives à la conformité.

Établissez des procédures d'alerte éthique et de remontée de l'information régissant les mesures que peuvent prendre les salariés en cas d'incident, suspecté ou avéré, de non-conformité en matière d'échange de biens à double usage. Les tiers peuvent également bénéficier de cette option.

Documentez par écrit tous les soupçons de violation de la législation nationale et de l'Union relative au contrôle des biens à double usage, ainsi que les mesures correctives connexes.

En cela, le Droit de la Compliance est à la fois de principe et requiert une analyse au cas par cas. Plus encore, en cela le Droit de la Compliance est à la fois un Droit très contraignant et pourtant libéral : le commerce est libre mais les entreprises sont instituées de force gardienne de l'usage qui est fait des biens qui circulent afin que certains usages en soient exclus, ici la destruction massive des êtres humains. 

C'est ainsi qu'avant d'exposer comment les entreprises concernant gagneront à suivre la Recommandation pour construire leur "programme de conformité" (avec par exemple un "manuel de conformité"), la Commission européenne expose d'une façon préliminaire et générale :

Le document d'orientation fournit un cadre permettant d'aider les exportateurs à détecter, à gérer et à atténuer les risques associés au contrôle des échanges de biens à double usage ainsi qu'à assurer la conformité avec la législation et la réglementation pertinentes des États membres et de l'Union.

(6)

Il confère également un cadre visant à épauler les autorités compétentes des États membres dans leur analyse des risques et dans l'exercice de la responsabilité qui leur incombe de prendre des décisions relatives aux autorisations d'exportation individuelles, globales ou générales nationales, aux autorisations de services de courtage, au transit de biens à double usage non communautaires ou aux autorisations de transfert, au sein de la Communauté, de biens à double usage figurant sur la liste de l'annexe IV du règlement (CE) no 428/2009.

(7)

Le document d'orientation devrait être non contraignant; les exportateurs continuent à assurer la responsabilité qui leur incombe de satisfaire aux obligations définies dans le règlement, tandis que la Commission devrait veiller à ce que le document demeure pertinent au fil du temps,

 

Mais ce n'est parce que le transfert de responsabilité a été ainsi opéré que l'entreprise qui se "conforme" aux recommandations n'y gagne rien en sécurité juridique. Ce point demeure très délicat. Mais, dans des termes qui rappellent ceux utilisés par la Commission des sanctions de l'Agence Française Anticorruption dans sa récente décision, la recommandation formule que l'entreprise qui s'y conforme, même si elle n'y était pas contrainte et même si cela ne la soustrait pas à toute responsabilité Ex Post, bénéficie ainsi d'une sorte de présomption. La Commission l'exprime en ces termes : 

"La structure des éléments clés pourrait faciliter l'évaluation comparative des méthodes de conformité adoptées par ces entreprises. Toute stratégie d'une entreprise à l'égard de la conformité qui inclut des politiques et des procédures internes se rapportant, à tout le moins, à l'ensemble des éléments clés, est a priori conforme au document d'orientation de l'Union européenne sur les PIC aux fins du contrôle des échanges de biens à double usage. Pour les entreprises qui sont en train d'élaborer une stratégie de conformité applicable aux échanges de biens à double usage, la structure des éléments clés fournit une ossature élémentaire et générique sur laquelle s'appuyer.".

 

Ce document de "droit souple" qui peut apparaître comme limité à un champ très restreint, la vente internationale des biens à usage double, n'est qu'un exemple du raisonnement général que l'on peut retrouver dans tous les autres cas, raisonnement concret qui met au centre du dispositif le souci de l'être humain lointain.

Ici celui qui aurait été exposé à la mort si la vente avait été faite ; dans d'autres cas celui que le Droit de la Compliance prend en charge dans la lutte contre les médicaments contrefaits ou la lutte contre le changement climatique. 

1

Sur ce point, v. Frison-Roche, M.-A., Droit de la Compliance, à paraître. 

2

Sur ce point, v. Frison-Roche, M.-A., Droit de la Compliance, à paraître. 

3

La "culture de conformité" et l'organisation structurelle de l'entreprise sont liées. Ainsi la Commission formule la recommandation suivante : "Veillez à ce que le personnel affecté au contrôle des échanges de biens à double usage soit protégé autant que possible contre les conflits d'intérêts. En fonction de la taille de l'entreprise, la responsabilité de la conformité peut être attribuée à un département ou à une division ad hoc. Exemple: la ou les personnes décidant de manière définitive de l'envoi ou non des biens ne relèvent pas du département des ventes, mais du département juridique. Permettez à ces employés de travailler en tant que conseillers spécialisés afin d'aiguiller les décisions de l'entreprise de manière à aboutir à des transactions conformes.". 

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