1 août 2016

Sur le vif

L’intérêt du dernier ouvrage de Cass R. Sunstein : constuire une économie sur une réglementation tout en s’appuyant sur le principe de liberté de l’individu

par Loona Corrente

Cass. R. Sunstein est à la fois un grand professeur de Law & Economics à Chicago, puis à Harvard, l’auteur d’ouvrages universitaires de référence en matière de Régulation, mais encore celui qui inspira les politiques de régulation d’Obama. Dans son ouvrage Simpler, paru en 2013, il exprime sa pensée : pour que la puissance publique fasse mieux, il faut qu’elle fasse plus simple.

Dans cet ouvrage non traduit, il explore les possibilités offertes par l’économie comportementale dans le processus de prise de décision publique. Il s’appuie pour cela sur son expérience en tant qu’administrateur, de 2009 à 2012, de l’Office of Information and Regulatory Affairs (OIRA, que l’on peut traduire par « Bureau de l’Information et de la Régulation »). C’est pourquoi toute personne qui s’intéresse à la Régulation trouvera intérêt à le lire, en se demandant lui aussi si la « simplicité » peut constituer en elle-même une méthode de gouvernement. C’est ce que pense l’auteur.

Placé sous la tutelle de l’Office of Management and Budget au sein de l’Executive Office, l’OIRA a notamment pour mission d’examiner les projets de réglementations préparés par les cabinets des différentes administrations et agences fédérales. En cette qualité, il est en quelque sorte garant de la qualité du droit aux États-Unis : contrairement aux fonctions consultatives dévolues en France au Conseil d’État, ses avis sont toujours contraignants et un projet de réglementation ne peut ainsi être transmis (ni, a fortiori, entrer en vigueur) sans son accord exprès. L’OIRA a également pour mission de centraliser l’ensemble des informations dont disposent les administrations et agences fédérales afin d’en faciliter l’accès et la circulation entre les différents organes de prise de décision publique chargées de l’élaboration et de la production de normes contraignantes.

Simpler est consacré à l’étude détaillée des principales décisions prises par l’OIRA en matière de Régulation durant le premier mandat Obama (2009-2012) sous l’influence de la pensée de Cass Sunstein. Celui-ci a en effet consacré, avant d’occuper des fonctions politiques, une partie de ses travaux universitaires à la question des interactions entre économie comportementale, droit et politiques publiques. Selon lui, la mise en œuvre de politiques publiques de moindre échelle, moins coûteuses, qui prennent acte de l’état de la recherche en économie comportementale (utilisée alors comme outil d’aide à la décision), peut être source d’importants bénéfices en termes de qualité de la norme et d’efficacité de celle-ci (p. 41 : « a general lesson is that small, inexpensive policy initiatives, informed by behavioral economics, can have big benefits »).

Il soutient en ce sens que (p.11) « without a massive reduction in its current functions, government can be far more effective, far less confusing, far less counterproductive, and far more helpful if it opts, wherever it can, for greater simplicity » ( « sans pour autant diminuer l’étendue de ses compétences actuelles, l’Etat peut être bien plus efficace, bien moins déroutant, bien moins contreproductif et apporter beaucoup plus d’aide pour peu qu’il opte, dès lors que cela est possible, pour plus de simplicité [dans ses choix d’action publique] »).

Cette notion de simplicité, d’où l’ouvrage tire ton titre, a pour vocation de traduire l’ensemble des efforts entrepris par les pouvoirs publics, sous le contrôle de l’OIRA, pour édicter des réglementations plus claires et plus accessibles, qui offrent à leurs sujets (les citoyens ; les entreprises ; mais également les administrations elles-mêmes) une plus grande liberté dans les choix qu’ils peuvent effectuer.

Tout au long de son ouvrage et à l’aide d’exemples concrets tirés de sa propre expérience, Cass Sunstein présente sa vision d’une relation vertueuse entre une meilleure information des agents (à l’origine de la norme ou sujets à la norme), une plus grande simplicité dans la prise de décision publique et une meilleure qualité de la réglementation en vigueur dans un État. Il convient tout d’abord d’en résumer les principales idées de l’ouvrage (I.), avant de formuler quelques commentaires (II.). 

(Lire ci-dessous)

Thèmes

I. L’objet du livre : Mieux informer pour mieux simplifier pour mieux réglementer : une chaîne causale inspirée par l’économie comportementale

L’auteur veut démontrer que les décideurs publics doivent utiliser les résultats des travaux d’économie comportementale pour édicter, améliorer ou supprimer des réglementations. Il s’appuie sur les travaux de Daniel Kahneman, psychologue de formation et prix Nobel d’économie, et notamment sur son ouvrage Thinking, Fast and Slow dans lequel il présente ses travaux sur les biais cognitifs des agents économiques, qu’il attribue entre autres à l’existence de deux systèmes cognitifs concurrents dans le cerveau humain : l’un plus rapide, plus impulsif, plus prompt à réagir instinctivement lorsqu’on lui présente une information simple et intuitive ; l’autre plus rationnel, qui tend au contraire à ralentir la prise de décision procédant à des calculs détaillés. C’est à partir de cette théorie que Sunstein analyse l’élaboration et l’évaluation de la Régulation aux Etats-Unis.

Pour cela, l’auteur utilise le concept cardinal de « nudge » ; cette notion, qui trouve difficilement une traduction satisfaisante en français, appelle à être définie succinctement dans quelques remarques liminaires. Il convient ensuite d’en apprécier la portée lorsqu’elle est appliquée pour influencer le comportement des sujets (A.) et des auteurs (B.) des normes.

Remarques liminaires

Cass Sunstein a consacré plusieurs ouvrages!footnote-63 à la notion de nudge, dont la traduction littérale serait « coup de pouce » ou « encouragement ». L’auteur la conceptualise en visant les approches qui influencent les décisions des agents tout en préservant leur pouvoir de libre choix (p. 38 : « approaches that influence decisions while preserving freedom of choice »). Les nudges s’opposent en cela aux exigences légales à proprement parler (requirements), aux interdictions (prohibitions) ou encore aux incitations économiques (economic incentives).

A. Nudge et sujets de la norme : l’impact des choix d’« architecture » des politiques publiques sur le comportement des agents

Le concept de nudge s’applique aux politiques publiques qui choisissent, comme principal moyen d’action, d’informer les agents des conséquences des choix qu’ils effectuent librement, pour les influencer sans pour autant les inciter directement à adopter un comportement plutôt qu’un autre.

Cass Sunstein suggère deux catégories de nudge à destination de l’agent : la divulgation d’informations (disclosure of information) d’une part (1.) ; et l’inscription automatique (automatic enrollment), d’autre part (2.).

1. (Smart) disclosure of information

Au titre de la première catégorie, il convient d’étudier les deux exemples que Sunstein développe dans son ouvrage deux exemples, tirés de son expérience à l’OIRA : l’« assiette idéale » établie par le Ministère de l’Agriculture (USDA Food Plate) et l’étiquette de consommation de carburant (fuel economy label) produite par l’Agence américaine de protection de l’environnement (United States Environmental Protection Agency). Dans les deux cas, des représentations graphiques minimalistes informent le consommateur en fournissant un référentiel à ses choix individuels (la façon dont il se nourrit ; le type de voiture qu’il choisit) ; elles ne le contraignent pas à opter pour un menu nutritionnel ou une voiture en particulier, ni ne le récompensent pour le choix qu’il fera in fine. Elles se contentent, d’attirer son attention sur une information donnée, en la rendant claire et accessible : en un mot, « saillante » (salient).

Ces deux exemples sont illustratifs de la « divulgation intelligente » d’informations (smart disclosure) que Cass Sunstein promeut en ce qu’elle permet d’influencer le comportement des agents en se contentant de leur fournir un accès opportun à l’information dont ils ont besoin sur le moment pour effectuer un choix, le tout dans un format standardisé (p. 98 : « the timely release of complex information and data in standardized, machine-readable formats in ways that enable consumers to make more informed decisions »). Tout l’enjeu pour le décideur public est de définir le type d’informations à divulguer afin d’influencer les variables sur lesquelles les agents fondent leurs choix comportementaux ; par exemple, Cass Sunstein considère que l’information la plus saillante du fuel economy label est le montant, en US$ sur cinq ans que l’agent réalisera en cas d’achat d’un véhicule consommant moins de carburant.

2. Automatic enrollment

L’automatic enrollment constitue une généralisation du principe selon lequel le silence vaut acceptation : il vise à attribuer à un agent n’ayant pas manifesté sa volonté sur un sujet (e.g., le choix d’un plan d’épargne, d’un régime de retraite ou de soins de santé ; la volonté de donner ou non ses organes) un choix par défaut censé refléter ce qu’un individu rationnel et correctement informé choisirait. Là encore, l’agent demeure libre : il peut en effet renoncer à tout moment au bénéfice de ce choix par défaut et opter pour un autre régime que celui dans lequel il a été automatiquement inscrit.

Cass Sunstein considère que cette forme de nudge est particulièrement efficace en considération de trois facteurs. En premier lieu, la fréquente inertie et la tendance à la procrastination des agents font que ceux-ci remettent rarement en cause le choix qui leur a été pré-attribué. En deuxième lieu, certains de ces agents en viendront même à considérer que le choix par défaut leur a été attribué pour une bonne raison, et ne verront ainsi pas de raison d’y renoncer. En troisième lieu, ce choix par défaut constituera le point de référence de leurs décisions futures, qui se trouveront influencées, en fonction de l’aversion aux pertes de l’agent, par l’idée de perte potentielle d’un gain acquis en cas de renonciation au bénéfice de cette inscription automatique!footnote-64.

B. Nudge et auteurs de la norme : l’apport de l’analyse coût-bénéfices à l’élaboration et au suivi des réglementations

« Just as ordinary people can benefit from a nudge, so too can government » (p. 150) : la technique du nudge ne se limite pas à l’influence qu’il peut avoir sur les citoyens. Cass Sunstein considère qu’il convient de nudge l’Etat lui-même en systématisant le recours par les décideurs publics à l’analyse coûts-bénéfices (cost-benefit analysis) à la fois lors de l’élaboration des normes (1.) et du suivi, régulier, de leur mise en œuvre (2.).

1. Cost-benefit analysis et élaboration de la norme : le Regulatory Moneyball

A rebours d’une vision de l’élaboration des normes motivée par des considérations d’opportunité politique, Cass Sunstein promeut le recours systématique, avant toute prise de décision publique, à une analyse coûts-bénéfices des mesures envisagées. L’auteur nomme cette approche analytique "Regulatory Moneyball" !footnote-65.

L’analyse coûts-bénéfices repose en intégralité autour de la notion d’information : le succès d’un tel exercice et sa pertinence en tant qu’outil d’aide à la décision suppose un accès complet à l’information utile ex ante, afin de l’agréger et d’en retirer, dans un second temps, l’information nécessaire pour éclairer le choix de prendre ou non la réglementation considérée. Cass Sunstein considère que l’OIRA est l’organe qui se prête le mieux à un tel exercice, en raison de sa mission historique de centralisation de l’information entre les différentes agences fédérales comme de son pouvoir discrétionnaire de permettre l’entrée en vigueur des réglementations qui lui sont soumises.

2. Cost-benefit analysis et suivi de la norme : le Regulatory Lookback

L’analyse coût-bénéfice est également vantée par l’auteur pour assurer le suivi des réglementations édictées pour, le cas échéant, les modifier, voire supprimer celles qui seraient jugées inefficientes. Cass Sunstein désigne le mécanisme par l’expression de « Regulatory Lookback », qui consiste ainsi à « track reality to see whether particular rules should be revised, simplified, strengthened or eliminated in light of what we learn about what those rules are actually doing » (p. 177 : « voir si des réglementations en particulier devraient être révisées, simplifiées, renforcées ou éliminer à la lumière de leur effet concret »).

Cass Sunstein promeut en cela le développement d’une « culture of retrospective analysis » (p. 184 : « culture de l’analyse rétrospective ») qui aurait vocation à perdurer au-delà de son mandat de quatre ans à l’OIRA et devenir ainsi l’outil de référence d’analyse des politiques publiques aux États-Unis.

L’auteur se prévaut du fait que Michael Greenstone (ancien chief economist du Conseil économique de la Présidence des États-Unis) partage cette opinion, l’auteur rapportant les propos de celui-ci : « The single greatest problem with the current system is that most regulations are subject to a cost-benefit analysis only in advance of their implementation. This is the point where the least is known and any analysis must rest on many unverifiable and potentially controversial assumptions » (p. 179 : « Le seul problème majeur avec le système actuel est que la plupart des réglementations sont soumises à une analyse coût-bénéfices en amont de leur mise en œuvre. C’est pourtant le moment où le moins de choses sont connues et où toute analyse repose sur quantité de présupposés invérifiables et potentiellement sujets à controverse »). 

 

II. L’intérêt du livre : la preuve illustrée de l’intérêt de l’analyse économique du droit, ce qui laisse ouverte la question de son égale pertinence dans les systèmes économiques continentaux

Parce qu’il promeut une prise de décision publique fondée sur des éléments apolitiques, rationnels et attachés à la prise en compte des effets économiques que le droit produit, Simpler est une illustration de l’influence, de la valeur et in fine de la légitimité attachée à l’analyse économique du droit aux États-Unis (A.). Le caractère difficilement traduisible de la plupart des concepts qu’il utiliser rend toutefois compte des divergences entre la pensée de l’auteur et la conception française du processus d’élaboration normative (B.). 

A. La promotion d’une conception normative de l’analyse économique du droit

La pensée de Sunstein promeut un recours « impératif » à l’analyse économique comme aide à la décision publique (1.). Selon l’auteur, cette analyse économique ne se limite pas à l’utilisation de la statistique : elle intègre aussi les enseignements de l’économie comportementale (2.)

1. L’existence concurrente de deux conceptions de l’analyse économique du droit

L’analyse économique du droit se définit, de façon tautologique, par l’analyse du droit dans ses effets économiques.

On considère que celle-ci peut être utilisée de deux façons par le décideur public : soit celui-ci tient compte des résultats de cette analyse des effets économiques produit par le droit considéré, auquel cas il retient une conception « descriptive » de l’analyse économique du droit ; soit au contraire il s’oblige à suivre les conclusions de pareille analyse, auquel cas il adopte une conception « normative » de l’analyse économique du droit et en fait par là un outil impératif de la prise de décision publique.  

2. Le détour opéré par l’économie comportementale pour justifier l’adoption d’une conception normative de l’analyse économique du droit

Cass Sunstein est l’un des porte-paroles de cette seconde conception. La vision du processus d’élaboration des politiques publiques et des réglementations qui y sont attachées et qu’il retient est éminemment technocratique, ce dont il ne se cache pas : il reconnaît ainsi lui-même que « if our goal is Regulatory Moneyball, regulations should not be designed by referendum » (p. 216 : « si notre objectif est le Regulatory Moneyball, les réglementations ne doivent pas être conçues par référendum »).

L’originalité principale de Simpler consiste à utiliser l’économie comportementale pour analyser l’impact des différentes stratégies de nudge : la smart disclosure stimule ainsi selon lui le premier système cognitif des individus en leur permettant de prendre rapidement une décision informée sur la base d’éléments intuitifs, fussent-ils en réalité choisis avec soin par les pouvoirs publics ; d’autres stratégies, visant cette fois les décideurs publics ont au contraire pour but à stimuler leur second système cognitif en leur imposant de procéder à une analyse complète des conséquences de leurs décisions, afin que celles-ci soient prise sur le fondement le plus rationnel et le plus efficace possible.

Cette conception a eu des conséquences notables sur les choix opérés par l’OIRA en matière réglementaire entre 2009 et 2012. En témoigne notamment l’adoption, en janvier 2011, du décret sur l’amélioration de la Régulation et de son suivi (Executive Order on Improving Regulation and Regulatory Review), qui figure en annexe de Simpler!footnote-66. En juin 2015, la Cour Suprême des Etats-Unis, dans un arrêt Michigan v. Environmental Protection Agency, a déclaré conforme à la Constitution les dispositions du Clean Air Act qui imposent à l’Agence de protection environnementale de procéder à une analyse coûts-bénéfices lorsqu’elle édicte des Régulations relatives à la pollution de certaines centrales électriques.                    

Le lecteur se demande alors : le Législateur européen ou français devrait-il lui aussi recopier des traités universitaires que l’on pourrait dire « de bonne méthode » ?

Si l’on suppose que la psychologie a des éléments universaux, faut-il en déduire que la théorie de Sunstein et la méthode qu’il propose le sont pareillement ?

C’est au contraire précisément là où le bât blesse.

B. Les ambiguïtés de traduction en français des principaux concepts utilisés, reflets des réticences de la France à l’égard de l’analyse économique du droit ?

La vision de la Régulation proposée par Cass Sunstein est assez éloignée de la conception française de la normativité. Ces divergences sont perceptibles à la lumière des difficultés de traduction que l’ouvrage soulève (1.) comme au regard des principes que ces concepts portent (2.).

1. « Ce qui se conçoit bien s’exprime clairement – Et les mots pour le dire arrivent aisément »!footnote-67

Une façon indirecte de s’en apercevoir est de compter le nombre de concepts qui ne trouvent pas de traduction satisfaisante en français et qui structurent pourtant l’ouvrage de Cass Sunstein, voire sont essentiels à la compréhension de la pensée de l’auteur. Certaines notions sont même intraduisibles, comme nudge, ou encore Regulatory Moneyball. D’autres nécessitent le recours à la paraphrase afin d’en traduire l’essence, comme pour choice architecture, smart disclosure ou encore la notion de salience (et, dans une certaine mesure, celle d’automatic enrollment).

En outre, la lecture de l’ouvrage fait ressortir l’ambiguïté du terme de regulation en anglais, qui se traduit en français alternativement par « régulation » ou par « réglementation ». Or Cass Sunstein en accepte une définition extensive : lorsqu’il parle de regulation, fait tout autant référence aux décrets pris par le Président des Etats-Unis (les Executive Order), qu’aux règlementations techniques édictées par les agences fédérales, ou encore qu’aux lois votées par le Congrès). Faut-il alors en déduire que la théorie de Simpler aurait, si elle était appliquée en France, vocation à influencer l’élaboration de la Régulation ? de la réglementation ? de toutes les lois ?

2. Des réticences de principe à recevoir l’analyse économique du droit en France

Ces difficultés de traduction recèlent une divergence politique : la tradition juridique française semble préférer une conception politique, voire morale, des procédés d’élaboration et de d’adoption des normes. C’est en partie le sens de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, qui dispose que « la Loi est l’expression de la volonté générale ». Cette conception de la loi comme décision collective exprimée par l’Etat se heurte donc en partie à l’adoption d’une vision plus « économique » du processus législatif, qui supposerait de soumettre le sort de la loi au scrutin des analyses statistiques afin d’évaluer le « bénéfice net » qu’elle serait susceptible ou non de dégager, ou à celui des analyses comportementales afin d’en prévoir l’effet.

Les réticences à cette forme de technocratie sont par exemple celles d’Alain Supiot, qui rejette ce qu’il dénomme la Gouvernance par les nombres et qui correspond à la conception vantée par Cass. Sunstein. Alain Supiot considère que « le renversement du règne de la loi au profit de la gouvernance par les nombres s’inscrit dans l’histoire longue du rêve de l’harmonie par le calcul […]. Cet imaginaire cybernétique conduit à penser la normativité non plus en termes de législations mais en termes de programmation. On n’attend plus des hommes qu’ils agissent librement dans le cadre des bornes que la loi leur fixe, mais qu’ils réagissent en temps réel aux multiples signaux qui leur parviennent pour atteindre les objectifs qui leurs sont assignés » (p. 23).

L’on retrouve ainsi les concepts structurants de la pensée de Cass Sunstein (qu’il présente toutefois comme parfaitement compatibles, comme vu ci-dessus, avec la préservation de l’autonomie de la volonté des agents) dans ce qu’Alain Supiot fustige et qualifie de « forme de normativité fondée sur la dénégation de ce qui spécifie l’être humain : sa capacité à penser et à agir avec ses propres idées en tête ». Ainsi, là où Cass Sunstein voit un facteur d’efficacité, les réfractaires à l’analyse économique du droit semblent percevoir une déliquescence des principes fondamentaux sous-tendant la dynamique juridique.

En droit positif, la France n’apparaît pourtant pas si réticente à l’intégration de l’analyse économique du droit dans les processus d’élaboration et de contrôle de la norme : en témoigne par exemple l’obligation insérée par la loi organique du 15 avril 2009 que les projets de loi fassent l’objet d’une étude d’impact ou la généralisation des fiches d’impact pour les projets d’ordonnances, de décrets ou d’arrêtés. En matière de Régulation, le juge administratif accepte depuis très récemment d’être saisi de recours en annulation contre les actes de soft law des Régulateurs lorsqu’ils sont de nature à produire des effets économiques.

 

En savoir +
About OIRA (en anglais uniquement)
Accéder au CV de Cass R. Sunstein (en anglais uniquement)
Executive Order 13563 of January 18, 2011, Improving Regulation and Regulatory Review (en anglais uniquement)

1

Voir notamment deux ouvrages : C. R. Sunstein, Why Nudge? The Politics of a Libertarian Paternalism, Yale University Press, 2014 ; et C. R. Sunstein, R. H. Thaler, Nudge: Improving Decisions About Health, Wealth, and Happiness, Yale University Press, 2008.

2

« There appears to be three contributing factors. The first involves inertia and procrastination (…). In view of the power of inertia and the tendency to procrastinate, people may simply continue with the status quo. The second factor involves what people might see as an implicit endorsement of the default rule (…). Many people think that the default was chosen by someone sensible and for a good reason. They believe that they should not depart from it unless they have information that would justify a change. The third factor is that the default establishes the reference point for decisions”

3

Cette expression , sans  traduction littérale en français, est une référence à l’ouvrage très populaire aux États-Unis de Michael Lewis, Moneyball: The Art of Winning an Unfair Game. Celui-ci, publié en 2003, décrit comment une analyse statistique du jeu d’une équipe de baseball en difficultés financières avait permis à celle-ci d’acquérir les joueurs les plus performants et de la rendre ainsi de nouveau très compétitive (l’ouvrage a d’ailleurs fait l’objet d’une adaptation cinématographique en 2011 ).

4

L’article premier du décret est ainsi rédigé : « Our regulatory system must protect public health, welfare, security, and our environment while promoting economic growth, innovation, competitiveness, and job creation. It must be based on the best available science. It must allow for public participation and open exchange of ideas. It must promote predictability and reduce uncertainty. It must identify and use the best, most innovative, and least burdensome tools for achieving regulatory ends. It must take into account benefits and costs, both quantitative and qualitative. It must ensure that regulations are accessible, consistent, written in plain language, and easy to understand. It must measure, and seek to improve, the actual results of regulatory requirements ». L’on peut traduire ce passage de la façon suivante : « Notre système réglementaire doit protéger la santé publique, le bien-être, la sécurité et notre environnement tout en promouvant la croissance économique, l’innovation, la compétitivité et la création d’emplois. Il doit être basé sur les meilleures données scientifiques. Il doit permettre la participation du public et le libre échange des idées. Il doit être prévisible et réduire l’incertitude. Il doit identifier et utiliser les outils les meilleurs, les plus innovants et les moins contraignants pour atteindre les objectifs de réglementation. Il doit prendre en compte les coûts et bénéfices, à la fois quantitatifs et qualitatifs. Il doit s’assurer que les réglementations sont accessibles, cohérentes, accessibles et facile à comprendre. Il doit mesurer, et continuellement tenter d’améliorer, les résultats atteints par les réglementations considérées ». 

5

Nicolas Boileau, L’Art Poétique, 1674.

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