18 août 2019

Sur le vif

Le lanceur d'alerte, la surréactivité des marchés financiers, et le couple "Vrai/Faux" : le cas GE

par Marie-Anne Frison-Roche

Le journal Les Echos nous le raconte. 

Une personne physique sort le 15 août 2019 un rapport négatif sur une grande société cotée, General Electric (GE) en critiquant la façon dont celle-ci a évalué des risques liés à des titres financiers d'assurance qu'elle possède.

Cette personne, en diffusant une telle information, lance donc une alerte. Comme toute information, elle se répand immédiatement sur les marchés financiers. 

Cela peut être un document comme un autre, chacun pouvant publier ce qu'il veut sur ce qu'il observe et formuler une opinion sur ce qu'il voit, anticipant telle ou telle conséquence. 

Mais il se trouve que l'auteur est Harry Markopols.

Non pas que celui-ci soit particulièrement suivi pour des titres prestigieux (universitaires, etc.) ou des fonctions (régulateur ou juge, etc.), mais il se trouve qu'il avait révélé le comportement dissimulé - c'est le moins que l'on puisse dire - de Madoff. 

Les marchés non seulement l'accréditent immédiatement du fait qu'il ait révélé une nouvelle "dissimulation" et en tirent la conséquence : le titre GE perd 10 %, parce que l'information qu'avait donnée GE sur son risque est désormais considérée comme fausse puisque celle donnée par Harry Markopols est considéré comme vraie.

Le cas est intéressant en ce que quelques jours ont suffi pour reprendre en cause ce scénario. Ce terme est sans doute adéquat en ce que le "lanceur d'alerte" correspond à un "personnage" de films plus qu'à une catégorie juridique. Et l'on en voit ici les inconvénients. 

Ils sont ici de deux ordres. Le premier est le rythme qui fait que le "lancement" est immédiat, le dommage avéré, et que plus que jamais l'absence de catégorie juridique du lanceur d'alerte, personnage romantique et désintéressé ce qui ne renvoie à rien dans un système juridique qui a la sagesse de n'avoir pas ce romantisme, permet à n'importe qui de nuire. La solution française qui contraint à l'alerte interne montre sa supériorité. Car ce n'est pas tant de qualification juridique de la personne que de procédure dont nous avons besoin que de procédure. Or, pour l'instant de procédure à suivre avant de publier des "rapports" sur des entreprises, il n'y en a pas.

I. L'INCONVENIENT DE L'ABSENCE DE DEFINITION DU LANCEUR D'ALERTE DANS LE SYSTEME DE COMMON LAW

Conforme à sa tradition de Common Law, le Droit américain a fait connaissance avec le lanceur d'alerte à travers des cas, le cas Enron étant l'un des plus fameux. Il s'agit dond d'un héros.

A une époque où l'on recherche chez les super-héros le modèle du manager parfait, où l'on présente le lanceur d'alerte parfois comme un martyr, où de nombreux biopics sont consacrés à sa gloire, l'enfermer dans un statut serait comme l'étrangler. 

C'est donc dans sa pleine liberté que le lanceur d'alerte extrait l'information que personne n'a, que l'entreprise veut dissimuler, que chacun pourtant gagnerait à avoir, et la donne à tous. Dans cette époque en quête de religiosité, il y a du Saint-Sébastien dans ce lanceur d'alerte contre lequel les Etats et les entreprises lancent tant de fléches, tandis que les réseaux sociaux le soutiennent.

Mais ici le problème technique qui apparaît est celui de la fiabilité de l'information. Car personne n'est en mesure techniquement de mesurer s'il y a eu ou non sous-évaluation des risques liés à ces produits... En Droit, et selon un principe général, ce qu'affirment les mandataires sociaux est présumé exact jusqu'à ce que l'inexactitude en soit démontrée. Or, ici l'exactitude de la dénégation par le lanceur a été créditée pendant quelques heures, uniquement par un effet de réputation.

Il a suffi que l'on apprenne qu'il a été payé par un opérateur de marché pour écrire ce rapport destructeur pour que les comportements s'inversent : le cours cesse d'être attaqué et devienne soutenu.

Comme le souligne à juste titre l'article des Echos, cela ressemble à une manipulation de cours et l'Autorité des marchés financiers, la Securities & Exchanges Commission (SEC) va certainement ouvrir une enquête.

Mais suffit-il d'être payé par un fonds pour cesser d'être pertinent ?

Non, ce qui est mis en doute c'est le rapport lui-même, dont la méthodologie - d'après ce qu'en rapporte l'article de presse - n'est pas suffisamment fiable.

Or, nous sommes ici confronté à un problème de temps : les marchés financiers sont si rapides qu'ils font directement à la conclusion des rapports sans en vérifier les prémisses, comme les analystes (car les marchés ne "lisent" pas) vont directement aux résultats des sociétés sans en lire les rapports de gestion. 

Si l'on ne peut donc calmer les marchés financiers dont la fulgurance participe beaucoup de l'aveuglement, ici rattrapé par le seul fait que ce qui est perçu comme un conflit d'intérêt entraîne une reprise en mains de l'ensemble des fonds, il faudrait imposer une procédure.

 

II. L'ADEQUATION D'UNE PROCEDURE AFIN DE DIFFUSER SUR LE MARCHE DES INFORMATIONS

Dans le monde digital, l'on commence à percevoir la nécessité de donner un statut aux personnes qui ont de "l'influence" sur les autres : "l'influenceur"

Le lanceur d'alerte participe de cette même catégorie très vaste et vague d'influenceurs, dont la parole a un effet sur les comportements, des investisseurs, des consommateurs, de l'opinion publique. Cela peut être problématique si ce qu'il dit n'est pas vrai, ou vraisemblable, ou le résultat d'une méthodologie sérieuse.

Or, rien dans le Droit américain ne le requiert. 

L'on pourrait en Ex Post rechercher sa responsabilité, ce qui est une compensation insatisfaisante puisque le dommage pourra avoir été grand. Sauf à trouver des personnes ou entités qui, derrière ce personnage finalement peu idylliques, auraient mené un abus de marché. Mais quel chemin probatoire à parcourir....

Dès lors, la solution retenue par la France, pourtant souvent critiquée, est bien la meilleure : contraindre celui qui veut laisser l'alerte à saisir les mandataires sociaux s'il veut bénéficier du régime juridique du lanceur d'alerte, c'est-à-dire le fait de ne pas répondre des conséquences dommageable de ses révélations, même si elles s'avéraient par la suite infondées (car une alerte ne suppose pas une démonstration complète de faits avérés).

S'il s'agit de comptes, ces faits devraient être portées à la connaissance des auditeurs, car ce sont eux qui sont en titre pour s'inquiéter, eux-mêmes contraints par des cercles de personnes alertées, de présentations financières et comptables de risques ne correspondant pas à la réalité.

Ces cercles sont des conditions procédurales qui permettent un déploiement mesuré de la puissance de ce personnage par ailleurs nécessaire qu'est le lanceur d'alerte.

Si on les respecte pas, les poursuites en abus de marché et en responsabilité vont se multiplier.

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