15 septembre 2019

Sur le vif

Concevoir des prélèvements obligatoires comme une régulation à finalités multiples revient à recréer l'Etat classique désinstituionnalisé : le cas des cryptomonnaies et de la finance verte

par Marie-Anne Frison-Roche

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Les Ministres des finances de l'Union européenne se sont réunis le 13 septembre 2019 à Helsinki.

Leur objet de discussion est de fixer de "nouvelles taxes", ce qui désignent plus techniquement de nouveaux prélèvements obligatoires, soit au niveau européen, soit décidés nationalement mais d'une façon coordonnée. 

Cela paraît effectivement leur office même : les ministres des finances ont en charge, le pouvoir et le devoir de fixer les impôts et les taxes, afin que ces rentrées permettent de couvrir les sorties, ce qui renvoient en Droit à la branche des Finances publiques.

Mais l'impôt et la taxe doivent être distingués. En effet l'impôt est prélevé sans être affecté à un but précis, tandis que la taxe porte sur des assujettis en raison de leur activité et l'argent qui résulte du prélèvement est lui-même affecté à un objet en rapport avec celle-ci. 

Nous passons de plus en plus d'une pensée et d'une technique de l'impôt à une pensée et une technique de la taxe.

Or, autant l'impôt et la régulation n'ont pas de rapport, autant la taxe et la régulation relèvent de la même pensée. Et l'on doit se demander dans quel système de pensée l'on se trouve lorsqu'on évoque, notamment le Gouvernement français, l'impératif de "taxer les grandes entreprises globales du numérique", si souvent désigné par le sigle "GAFA" ? 

Plus encore, lorsqu'on écoute Bruno Lemaire parler dans une même séquence et de la taxe sur les GAFA, et de la finance verte, et de la taxe à l'entrée sur le territoire de l'Union européenne en matière de Co2, on se demande où est l'unité d'un tel discours ....

Mais justement, alors que l'Etat sous sa forme institutionnelle continue de ne pas exister au-delà de chaque Etat-membre, les finalités multiples que celui-ci poursuit, les finalités croisées et à long terme vers lesquelles il peut prétendre tendre par nature et injecter dans les puissances et des marchés et des entreprises, se retrouvent parfaitement dans ce programme de discussion du 13 septembre. Qui a été précédé par d'autres, qui sera suivi par d'autres.

Faut-il en conclure que l'Etat supra-national est en voie de reconstitution, sans avoir eu besoin de s'institutionnaliser ? 

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I. LES OPERATEURS NUMERIQUES CRUCIAUX  DOIVENT PAYER DES IMPOTS CAR ILS SONT AU COEUR D'UN GROUPE SOCIAL DONT ILS BENEFIENT ET AUQUEL ILS NE CONTRIBUENT PAS, CE QUI EST INJUSTE

La première idée soutenue est une idée classique qui relève de la philosophie de l'impôt!footnote-130. L'idée simple mais forte est que l'obligation de payer un impôt n'a pas pour préalable nécessaire la citoyenneté, n'est donc pas de nature formellement politique, mais plutôt celle plus factuel d'appartenance au groupe social. 

La pensée classique ne distinguait pas les deux, puisque pour Aristote par exemple l'individu est un "animal social", ce qui l'institue comme un être politique. C'est pourquoi aptitude à voter et aptitude à payer des impôts sont liées. 

Dans une pensée plus moderne et moins originaliste, l'appartenance au groupe social tient au fait que l'on bénéficie du groupe, qu'on s'y développe dans des infrastructures politiques, économiques et techniques et qu'on contribue à la permanence de celles-ci par l'impôt. L'idée de permanence, présente dans l'usage des finances publiques par l'Etat et les collectivités publiques, est essentielle. Il ne peut y avoir des acteurs qui commettent des razzias sur ce qui permet au groupe social de perdurer dans le temps.

Or, les opérateurs numériques cruciaux!footnote-131 se sont installés dans les sociétés, par exemple dans l'Union européenne, en tirent des profits qui excèdent le fruit de leur investissement, du fait par exemple de l'éducation reçue par ailleurs par les internautes, sans contribuer en rien, ou si peu, à l'impôt, en raison de leur nationalité et des techniques fiscales par ailleurs licites en raison de la souplesse de la "personnalité", ni se soucier à la permanence dans le temps des structures sociales.

Comme le souligne dans ses travaux Alain Supiot sur la "responsabilité sociétale"!footnote-132, il est demandé aux entreprises non pas de prendre en charge spontanément telle ou telle difficulté sociétale, mais de payer des impôts afin que l'Etat développe sur le long des politiques publiques qu'il a démocratiquement établies et pour lesquels il rend compte devant le Peuple. 

Ainsi, la première raison évoquée par le Gouvernement français, qui ne relève ni du caritative, ni de la RSE, ni du raisonnement économique, est une raison politique, coeur du Droit de l'Impôt. 

Elle relève de l'idée fondamentale de "justice", qui conduit à faire payer celui qui gagne beaucoup d'argent et à faire payer moins celui qui n'en gagne pas, le prélèvement permettant un transfert d'argent de l'un à l'autre, à travers la fonction "redistributive de l'impot". 

Pour les GAFA et concrètement, il s'agit de prendre comme référence le chiffre d'affaires réalisé comme assiette du prélèvement. 

La deuxième raison, et elle se cumule, est une raison économique, qui renvoie à la notion de "taxe". 

 

II. LES OPERATEURS NUMERIQUES CRUCIAUX DOIVENT PAYER DES TAXES CAR ILS PRODUISENT DES EXTERNALITES NEGATIVES, CE QUI APPELLE UNE REGULATION EFFICACE

Même s'il est vrai que le régime juridique de l'impôt et de la taxe se rejoignent, notamment pour que les droits de l'assujettis soient protégés d'une façon semblable dans les deux cas, une "taxe" résulte d'un autre raisonnement.

Si l'Etat ou une collectivité locale repère une nuisance à laquelle il faut mettre un terme, une tâche à accomplir, conçoit un dessein à réaliser, il peut - dans les limites de la Constitution, assujettir tout ou partie de la population au paiement d'une somme d'argent afin que cela se fasse. Par exemple pour que les ordures soient ramassées dans la municipalité, pour qu'une télévision publique existe, pour que des travaux soient réalisées sur les bâtiments afin que l'énergie soit économisée.

Il y a une cause précisément visée (des ordures à ramasser, etc.), et un but visé (une télévision publique à financer, etc.). En cela, la taxe se met à ressembler à une technique de régulation car la taxation, la tarification, la péréquation deviennent autout d' "outils" pour l'Etat pour obtenir le résultat qu'il faut atteindre : des villes propres, "intelligentes" (mot choisi pour illustrer les économies d'énergie), un accès gratuit à la culture, etc. Il faut jouer de l'un et de l'autre dans ce que l'on appelle souvent la "boîte à outils". 

La taxation suit alors un raisonnement "téléologique", qui est la base du Droit de la Régulation. Ayant exprimé les buts, il faut les atteindre d'une façon ou d'une autre.

Or, l'activité numérique produit des externalités négatives de deux natures. En premier lieu, elle permet l'exaspération des discours de haine et la violation des droits fondamentaux des personnes, notamment les droits de propriété intellectuelle. En second lieu, elle conduit à une consommation énergétique sans précédent, notamment lorsque l'activité numérique ne s'adosse plus sur la technique des plateformes mais sur celle des blockchains.

Si l'on appréhende la situation de cette façon-là, soit les Autorités publiques prélèvent une taxe sur les opérateurs numériques cruciaux qui ont participé à l'accroissement de la violation de ces droits fondamentaux, taxe dont le produit sera affecté à de nouveaux moyens publics pour protéger les personnes (pour que la haine recule, pour que la propriété intellectuelle soit protégée) ; soit les Autorités publiques exigent des opérateurs numériques cruciaux qu'ils se chargent eux-mêmes de l'effectivité des droits des personnes et de la lutte contre le gaspillage énergétique.

Dans le Droit de la Régulation, parce que la norme est dans la finalité, parce que tout n'est que moyens interchangeable, la taxe pour obtenir l'argent pour atteindre le but, ou l'internalisation du but dans les entreprises sont deux voies, toutes deux disposibles dans la toolsbox.

Or, c'est ce qui est en train de se passer. En effet, la loi dite "loi Avia", qui est en train d'être votée, oblige les opérateurs numériques cruciaux à retirer eux-mêmes les discours de haine déposées sur leur infrastructure. De la même façon les techniques d'économie d'énergie mettent à la charge des entreprises qui vendent de l'énergie des obligations d'obtenir que des travaux d'économie sur des bâtiments soient opérés, sauf pour eux à payer une taxe. 

Dès l'instant que les opérateurs connaissent à l'avance le montant de la taxe à laquelle ils sont assujettis, condition de constitutionnalité du dispositif, ce mécanisme de régulation par la taxation constitue un mode alternatif de la prise en main par l'opérateur lui-même de la réalisation du but décidé par le Législateur. 

L'on comprend alors pourquoi dans la même rencontre du 13 septembre 2019, les ministres des finances de l'Union ont parlé de la "finance verte" et de la taxe sur le Co2, puisqu'il s'agit du même raisonnement. 

 

III. IL FAUT INJECTER DANS LES ENTREPRISES DE SECTEURS DES SOUCIS NOUVEAUX ET A LONG TERME : LA TAXE ACCOMPAGNANT LA FINANCE VERTE DEPLOIE AINSI LE DROIT DE LA COMPLIANCE

Bruno Lemaire expose que l'Union doit exprimer des soucis nouveaux et à long terme, à savoir un souci écologique de lutte contre le réchauffement climatique, souci que le fonctionnement immédiat des marchés ne prend pas en compte, et que la seule Union ne peut pas résoudre.

Pour cela, il évoque, traduisant en cela les idées de ses collègues, deux idées, qui sont en rupture avec la conception traditionnelle du Droit.

En premier lieu, il convient d'injecter le "souci environnemental" dans des secteurs qui ne le portent pas naturellement. L'expression de "finance verte" traduit désormais cette idée, qui fût proposée plus techniquement par le groupe d'expert dans son rapport de 2017!footnote-134, insistant sur les moyens juridiques pour obtenir une finance "soutenable et durable".

Ainsi va s'établir un droit économique dont l'objet premier sera "l'avenir", pour reprendre le titre de l'article de Pierre Godé!footnote-133

En second lieu, il faut recourir d'une façon nouvelle à la technique de la taxe pour les produits de certains secteurs qui entrent sur le territoire de l'Union et qui emportent avec eux une trace d'une fabrication polluante. Se joue ici les enjeux de tracabilité des produits, ce qui ramène aux techniques de Droit de la Compliance, à travers la vigilance sur les produits et sur la certification de ceux-ci.

A travers ces techniques, c'est l'idée politique d'une "Europe souveraine" qui, conformément au Droit de la concurrence laisse entrer les produits sans barrière mais taxe ceux qui résultent d'un endommagement d'un environnement qui est "l'affaire de tous"!footnote-135.

La taxe est alors une techniques très souple pour faire jouer les incitations; La blockchain créant une externalité négative très forte en matière énergétique, l'Etat chinois par exemple a laissé l'activité des cryptomonnaies se développer dès l'instant que les serveurs dévastateurs de l'environnement en raison de l'énergie requise n'étaient pas quant à eux localisé en Chine.

Avec une taxe sur le dommage énergétique, l'Europe souveraine peut bloquer de fait une telle installation, en la rendant non rentable. 

L'on comprend enfin la cohérence du propos, l'environnement étant entré dans la finance et la banque, d'abord par souci d'efficacité, puis par l'objet même puisque la cryptomonnaie soulève également une question environnementale, de nature systémique. 

Or, et des propos fermes ont déjà été tenus à ce propos, une crypto-monnaie ne peut prétendre être une monnaie qu'appuyée sur l'Etat. D'ailleurs en Chine c'est la Banque centrale qui a émis une monnaie digitale, ce qui ne change donc pas sa nature. 

La monnaie privée conçue par Facebook est d'une autre nature et le risque systémique de Libra ne serait pas adossé sur l'Etat (ce qui la rendrait "publique"). 

Ce souci du risque systémique, qui est le souci du lendemain, le souci de la catastrophe qui ne doit jamais arriver, le souci pris en charge par celui qui sera toujours là demain, c'est le souci de l'Etat lui-même.

En l'exprimant ainsi et dans ces temes, à travers le souci systémique environnemental, à travers le souci systémique bancaire et monétaire, les ministres de l'Union exprime une Europe souveraine qui donne corps à un Etat, sans avoir eu besoin de l'institutionnaliser.

 

IV. L'ETAT EST EN TRAIN DE SE RECONSTITUER SOUS UNE FORME DESINSTITUTIONNALISEE, PAR LE SEUL EFFET FINANCIER DU DROIT DE LA REGULATION ET DE LA COMPLIANCE

Il est ainsi remarquable que cette sorte de liste à la Prévert des discussions qui occupèrent les Ministres de Finances le 13 septembre 2019 et vont continuer à les occuper dans leurs prochaines rencontre trouve une grande cohérence.

Alors même que l'armature institutionnel de l'Etat, celle qui le fait perdurer dans le temps pour prévenir les crises, pour endurer celles-ci afin que le groupe social ne soit pas pulvérisé, celui qui se soucie sur le long terme des générations futures et de l'intérêt général, n'est pas présente.

D'une façon étonnante, c'est alors cet amont premier, sur lequel sont construits les "vieux impôts" pour lesquels Aristote exprimait sa préférence, qui apparaît en commun à l'énergie, la finance et l'environnement : le souci de la justice. 

L'Europe est en train de trouver une nouvelle unité autour de celui-ci. Et plus l'avenir est incertain, voire vertigineux et plus cette unité autour des contraintes publiques, dont les prélèvements obligatoires sont la première forme, va apparaître facilement si elle est rattachée à un but clair : l'organisation en Ex Ante de l'avenir par la Régulation et l'orientation de l'action des entreprises par une politique communautaire de finances publiques incitative au regard de buts clairs fixés par les Autorités politiques.

Il est clairement posés, aussi bien par les Ministres, par les chefs d'Etat, par la BCE et par la nouvelle Commission, que la préservation de la nature, soustraite à la seule appropriation privée!footnote-136 - ce qui contredit le principe même du Droit de la concurrence, est le but premier des institutions européennes.  

 

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1

Archives de Philosophie du Droit (APD), Philosophie de l'impôt, 2002

2

Sur cette notion, qui ne sera pas développée dans cet article, v. Frison-Roche, M.-A., L'apport du Droit de la Compliance à la Gouvernance d'Internet, 2019. 

3

Supiot, A., Du nouveau au sein du self-normatif : La responsabilité sociale des entreprises, 2004 ; v. aussi Fabre-Magnan, M., Le contrat et la responsabilité sociale des entreprises.

4

Groupe d'experts de haut niveau mis en place par la Commission Européenne, Final Report on substainable Finance, 2017. 

7

Sur le statut de la Nature, écouter la dernière leçon d'Alain Supiot au Collège de France, 2019. 

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