6 juillet 2018

Sur le vif

Les charges de preuves en matière de Compliance : exemple des déclarations de soupçon à travers la décision de sanction prononcée par l'ACPR le 3 juillet 2018, Caisse fédérale du Crédit Mutuel

par Marie-Anne Frison-Roche

La Commission des sanctions de l'ACPR vient de prononcer le 3 juillet 2018 une sanction à l'encontre de la Caisse fédérale du Crédit mutuel

Celle-ci a désormais deux mois pour exercer une voie de recours contre une sanction prononcée en matière de diligences attendues des banques en matière de blanchiment, piliers du Droit de la Compliance. 

Retenons ici ce qui est le socle d'un système de Compliance : les charges de preuve.

Or, la difficulté vient du fait que toute la Compliance est un ensemble d'obligations structurelles Ex Ante dont la non-exécution par les entités assujetties entraîne la  sanction de celles-ci. Les mécanismes en matière de blanchiment ne sont qu'un exemple de cette définition très générale.

Cette définition très générale entraîne des conséquences probatoires essentielles en matière de charge de preuve, dont on retrouve une concrétisation dans cette décision qui sanctionne une banque en matière d'obligations structurelles en matière de lutte contre le blanchiment.

Présomption d'innocence limitée au risque de la preuve

Tout d'abord, parce qu'il y a une perspective permanente de sanction, la Commission des sanctions rappelle que la personne poursuivie bénéficie de la "présomption d'innocence", principe général de valeur constitutionnelle qui  fixe d'une façon définitive la charge de prouver le manquement sur la tête de l'organe qui reproche le manquement, par exemple le procureur ou le régulateur. La Commission des sanctions le dit en ces termes, mais c'est déjà d'une façon "balancée" : " si le doute doit profiter à la personne poursuivie, il appartient à la Commission, au vu des éléments dont elle dispose au terme de la procédure contradictoire, de porter sa propre appréciation sur les faits et les qualifications que retient la poursuite".

Ainsi, si à la fin l'on ne sait pas, alors l'on ne sanctionne pas.

Ainsi le "risque de la preuve"!footnote-112 profite donc bien à l'opérateur et non pas à la poursuite (c'est-à-dire au Régulateur, fonctionnellement distingué dans ses fonctions de poursuite et ses fonctions de sanction). 

 

Contribution égale des parties au débat et pouvoir exclusif de celui qui juge pour apprécier et qualifier : une évolution générale dont le Droit de la Compliance est la pointe avancée

Mais c'est pour dire dans la même phrase que la poursuite donne tous les éléments à la formation de jugement et  que c'est elle qui va peser le pour et le contre (débat contradictoire) et apprécier les faits. 

Il y a donc en réalité transfert de la charge sur le juge, à travers son pouvoir d'appréciation, ce qui est le mouvement général du système probatoire, chacun mettant dans le débat (le demandeur comme le défendeur aux diverses allégations) et ensuite celui qui juge fait le tri et apprécie, les preuves et les qualifications étant des opérations intellectuelle qui ne se distinguent plus. 

L'on arrive enfin par un mouvement général du Droit économique à la fois à une montée en puissance du principe du contradictoire comme mode de construction logique des termes du dossier par les parties et en même temps par un pouvoir inquisitoire de celui qui juge et qui en quelque sorte ramasse l'ensemble pour apprécier et qualifier : c'est la définition même du procès par Motulsky qui a, le premier, construit en 1973 le "droit processuel" ne distingant pas entre droit civil, droit pénal et droit administratif. Le Droit économique lui donne aujourd'hui raison. 

Il ne reste donc plus de de la présomption d'innocence que le risque de preuve.

Or, le Droit de la Compliance a mis par ailleurs en place des obligations structurelle Ex Ante de contrôle. Il en découle un système probatoire d'une grande sévérité. 

 

Sévérité et précision du système probatoire attaché aux obligations structurelles de Compliance

En effet, dans cette décision très soigneusement et concrètement motivée, la Commission des sanctions de l'ACPR apprécie la robustesse et l'efficacité des contrôles sur l'organisation interne de contrôle de l'identité véritable des clients, sur les dispositifs d'alerte, sur la déclaration de soupçon.

Il serait faux de dire que les banques sont toujours coupables.

Mais elles doivent être structurellement aptes à réagir à des anomalies, le faire en "temps utile", avoir des chaînes entre les différents organes qui fonctionnent bien, alerter Tracfin. Le fait qu'elle l'ait fait correctement pour de nombreux cas ne justifie pas qu'on ne la sanctionne pas pour les cas où cela aurait être fait et cela ne l'a pas été, alors qu'il y avait objectivement des renseignements fournis par le client qui n'auraient pas dû convaincre le client.

C'est donc une leçon de jugement perspicace et de bons réflexes qui est donnée par l'ACPR.

Non seulement les banques doivent la retenir mais elles doivent garder la preuve du souci qu'elles en ont, du soin qu'elles en garde et de la vélocité objective qu'elles mettent à accomplir leurs diligences. A ce titre la sanction pour déclaration tardive à Tracfin est particulièrement instructive.

Car si le risque de preuve est bien sur la poursuite, il est bien acquis que ce n'est pas à celle-ci de construire une démonstration : celui dont l'office est de sanctionner en Ex Post a en réalité pour fonction d'éduquer les opérateurs dans leur tâche en Ex Ante ce qui le situe lui-même en Ex Ante. 

Dans cette sorte d"Ex Ante "cognitif"!footnote-111 que sont les décisions de sanction, en Droit de la Compliance comme dans le Droit de la Régulation, la charge de verser dans le débat contradictoire tous les éléments pour prouver qu'ils ont bien accompli objectivement ce dont le système les a chargés (ici détecter et prévenir le blanchiment) reposes bien sur les opérateurs, ici la banque.

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1

Sur la notion de "risque de preuve", v. Goubeaux, G., Le risque de preuve, 

2

Sur la notion d' "Ex Ante cognitif" qui caractérise les décisions de sanction qui paraissent être Ex Post mais qui ne sont le plus souvent adoptées que pour donner des informations dans le système pour que les opérateurs apprennent à mieux accomplir les fonctions Ex Ante, v. Frison-Roche, M.-A., L'Ex Ante, caractéristique d'un Droit de la Régulation spécifique et propre, 2006.

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